Ce 23 septembre, c’est la journée de la bisexualité ! Yagg y consacre un article, et recense les initiatives qui ont lieu en France à cette occasion. C’est l’occasion pour faire un peu de publicité pour l’excellent ouvrage publié l’an dernier par un collectif d’auteur-e-s québécois-e-s : HIV prevention and bisexual realities. Et pour vous proposer le texte d’une recension, publiée l’hiver dernier dans le Bulletin de l’AMADES…

« Au cours des trente dernières années, l’épidémie de VIH/sida a constitué un formidable catalyseur de travaux de recherche sur la sexualité, en mobilisant des disciplines très diverses : sciences politiques, épidémiologie, sociologie, psychologie ou santé publique. Les modifications des comportements sexuels, la perception du risque, l’élaboration de normes de prévention ou les mobilisations associatives contre le sida ont fait l’objet de nombreuses études. La somme des données accumulées peut parfois donner le tournis, tant les différences de contexte, de méthodologie ou d’objet rendent complexes les efforts de synthèse et les comparaisons. Pour autant, ces savoirs, dominés par une lecture épidémiologique et objectiviste du risque VIH, produisent et organisent nos manières de penser l’épidémie (1).

Invisibilité et politiques de prévention

L’examen de ce constat épistémologique est au cœur de l’ouvrage « HIV prevention and bisexual realities ». Ce travail collectif, publié à l’automne 2012, s’ouvre sur une constatation flagrante : l’invisibilité historique et structurelle des réalités bisexuelles dans les programmes de prévention du sida. Si le propos concerne plus spécialement la réalité canadienne, il s’applique sans difficulté à d’autres contextes… L’originalité, et l’un des principaux apports du livre, tiennent à sa démarche audacieuse : articuler, dans un même mouvement, une lecture critique des connaissances disponibles sur la prévention du VIH et une recherche interventionnelle fondée sur l’expérience des personnes concernées. Au plan méthodologique, l’ouvrage mobilise la diversité des outils de la recherche qualitative : analyse de la littérature grise, entretiens semi-directifs et regard réflexif sur le processus même de l’enquête.

Dès l’introduction, il est clair qu’au-delà des enjeux de la prévention en direction des personnes bisexuelles, l’ouvrage met en discussion les implicites théoriques et méthodologiques qui constituent les savoirs sur le VIH. Pour les auteur-e-s, la question de la production du savoir est déterminante, tant elle a des effets sur l’établissement des priorités de santé publique, sur les budgets alloués et sur les agendas militants. Et en s’intéressant à la manière dont l’épidémiologie pense les « populations à risque », on voit se dessiner les processus d’exclusion ou de disqualification qui sont au fondement de l’effacement des réalités bisexuelles. Les deux premiers chapitres sont consacrés à ce travail de déconstruction critique.

Les auteur-e-s s’arrêtent dans un premier temps sur la prédominance des catégories de l’épidémiologie dans le monde de la recherche sur le VIH/sida. Pour informer les politiques publiques, il est en effet nécessaire de déterminer quels sont les groupes les plus touchés (la prévalence sélective du VIH) et quelle est la dynamique de l’épidémie en leur sein (l’incidence). Une fois identifiées, ses populations font l’objet d’une attention accrue. Les individus et leurs « comportements » sont dès lors l’échelle d’analyse la plus adéquate : ils sont au centre des recherches. Les données collectées permettent alors d’envisager des variations temporelles et de mesurer les effets des actions menées. Ce paradigme de santé publique a pris d’autant plus d’importance du fait de la montée en puissance de « l’evidence based medicine » dans l’élaboration des politiques publiques. Comme l’expliquent les auteur-e-s, « epidemiology functions as the ‘evidence’ of public health education and services » (p.32).

Dès lors, les réalités qui comptent sont celles qui peuvent « être comptées ». Et c’est là le premier point de l’analyse critique portée dans l’ouvrage : l’épidémiologie n’est pas qu’une science descriptive, elle contribue à produire les réalités qu’elle étudie. Dans ce contexte, les réalités bisexuelles, plus difficilement classables, moins « surveillables » que d’autres, sont marginalisées et souvent caricaturées. Dans ce contexte, l’usage de plus en plus courant du vocable « Hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes » (HSH), élaboré comme une classification pragmatique pour rendre compte de la diversité des pratiques et des positionnements identitaires, agit comme une grille de lecture genrée. Dans les enquêtes sur la prévention du VIH, les données sur les bisexuels/les HSH concernent d’abord et avant tout les hommes. À aucun moment, leurs partenaires femmes ne sont considérées : seules leurs pratiques à risque avec d’autres hommes sont prises en compte, laissant de côté tout un pan de la vie sexuelle et affective des personnes. Ainsi, au-delà des catégories concernant les expériences bisexuelles, les auteur-e-s questionnent les modes de classification de la sexualité opérés par la santé publique.

Les conditions de possibilité des recherches sur le VIH/sida

Le second chapitre de l’ouvrage est consacré au contexte récent des politiques publiques de prévention au Canada. L’analyse fine du plan de lutte contre le VIH/sida 2006-2010, « Leading together », permet d’illustrer la thèse des auteur-e-s : la relative absence des réalités bisexuelles dans les recherches a des effets directs sur leur prise en compte dans les priorités de santé publique. Les auteur-e-s articulent par la suite avec pertinence la lecture critique de documents institutionnels de santé publique et leurs propres expériences dans le processus de financement de la recherche. Un processus qui n’a pas été de tout repos ! Précisons que le collectif des personnes impliquées dans l’étude est composé tout à la fois de chercheur-e-s académiques et issus du monde associatif. Postulant à des bailleurs de fonds au titre d’une « recherche communautaire », le collectif s’est vu opposé des arguments parfois étonnants. En particulier, l’un des organismes financeurs leur a reproché de ne pas être suffisamment « communautaires », car aucun des grands organismes de lutte contre le VIH n’était représenté dans le comité de recherche… alors même que ces mêmes organismes n’ont jamais mis en œuvre de programmes en direction des bisexuel-le-s. Ces situations sont révélatrices d’évolutions profondes à l’œuvre dans le champ de la lutte contre le sida. L’institutionnalisation – et le processus de dépolitisation qui l’a accompagné – tendent à figer les concepts et à dévitaliser la créativité des acteurs. La recherche communautaire, imaginée à l’origine comme un levier de transformation sociale, est elle-même aux prises avec ces logiques délétères. Dès lors, s’interrogent les auteur-e-s, de quelle(s) communauté(s) parle-t-on ? Quelle est l’espace pour faire émerger des questions sociales et politiques qui sortent des sentiers battus des programmes institutionnels de la lutte contre le sida ? Finalement, il apparait que les conditions de production du savoir sur la prévention du VIH, sont directement contraintes par des logiques étroites de validité et de scientificité.

Savoir et expérience

Cette question de la production du savoir, fil conducteur de l’ouvrage, va être prise à bras-le-corps par le collectif de recherche dans les chapitres suivants, en présentant les réflexions issues des entretiens. Le recrutement des interviewé-e-s a visé différents profils – couples échangistes, réseaux bisexuels, personnes ne souhaitant pas se définir – sans se limiter aux cercles militants. Près de 90 personnes, dans une proportion équivalente d’hommes et de femmes, ont été rencontrées au cours de l’enquête. L’analyse est guidée par une préoccupation centrale : créer les conditions d’une implication des premièr-e-s concerné-e-s et valoriser ce savoir expérientiel à travers l’élaboration d’un matériel de prévention plus pertinent. C’est le sens de la démarche de recherche/action mise en œuvre.

Pour ce faire, les chercheur-e-s ont fait le choix d’une double rupture méthodologique avec les modalités classiques d’enquête sur la sexualité. Il s’agit, d’une part, de considérer les propos recueillis comme un site pertinent et valable de « la preuve » (« evidence »)  en termes de prévention : la parole des personnes concernées « compte », en ce sens qu’elle reflète des conditions de vie… et qu’elle informe utilement l’action. Mais la démarche d’enquête vise également à se distancier des approches centrées sur le comportement sexuel (le nombre de partenaires, la fréquence des relations) ou sur l’identité (bisexualité revendiquée ou non). Le critère d’inclusion pour les entretiens était d’avoir – ou d’avoir eu – des relations sexuelles avec des hommes et des femmes. Mais les personnes rencontrées étaient avant tout invité-e-s à donner leur point de vue sur les dispositifs de prévention disponibles : dans quelle mesure correspondent-ils à leurs besoins ? Comment serait-il possible de les améliorer ? Pour les auteur-e-s, cette démarche non intrusive est une condition de la recherche. Elle permet d’accéder aussi aux personnes moins à l’aise avec la mise en récit de leur vie et de leurs expériences sexuelles. Mais elle postule également qu’il n’y a pas de « vérité » à établir sur la bisexualité comme pratique(s) ou comme identité(s).

Plusieurs éléments ressortent de l’analyse des entretiens. C’est d’abord le contenu des messages de prévention disponibles qui est questionné. Pour nombre des personnes interviewées, le registre de langage ou l’usage de termes techniques constituent autant de barrières à une bonne compréhension / appropriation des messages. Mais il s’agit également d’interroger la dimension genrée des campagnes : pour beaucoup des répondantes, les informations délivrées font l’impasse sur leurs corps et leurs pratiques. De plus, les relations entre femmes sont quasiment absentes des supports de prévention ; dès lors, un fort besoin d’information existe, notamment sur la transmission des IST. Mais les entretiens pointent également des conséquences concrètes de l’invisibilisation des réalités bisexuelles : l’ignorance des acteurs du dépistage et du soin ou l’absence de préservatif dans les soirées échangistes en sont des illustrations. Encore une fois, pour les auteur-e-s, la circularité des logiques de la santé publique (qui relient les données épidémiologiques, les priorités de financement et l’agenda des intervenants de terrain) est en cause. Le dernier chapitre (7) de l’ouvrage est consacré à la présentation du matériel de prévention élaboré au cours de la recherche. À partir des constats établis, et en lien avec les différentes personnes rencontrées, le collectif de recherche s’est orienté vers la création d’un site web (http://www.polyvalence.ca/), et de posters de prévention ciblant plus particulièrement les relations entre femmes dans des contextes de bisexualité.

Critique des logiques de la santé publique

« HIV prevention and bisexual realities » remplit, on l’a vu, un double rôle salutaire dans le champ de la recherche sur le VIH. D’une part, il met l’accent sur des réalités trop négligées des programmes de prévention. D’autre part, l’analyse de ce processus structurel d’invisibilisation est le prétexte à une analyse critique plus large de la manière dont « le savoir est organisé et produit dans le champ de la prévention du sida » (p.204).

Tout en reliant leur critique à une analyse plus globale des conséquences du néolibéralisme sur le mouvement associatif de lutte contre le sida, les auteur-e-s ne se contentent pas d’une position d’observateurs critiques. Leur contribution allie intelligemment recherche et action, en proposant des pistes concrètes de résolution des manques constatés. Cette critique « par le fait » est riche et instructive. Gageons que la traduction – souhaitable – de l’ouvrage permettra à un public francophone plus large d’accéder à ces réflexions !

Enfin, et c’est l’un des points clés soulevés par les auteur-e-s, il ne s’agit pas « d’ajouter » une nouvelle population cible au logiciel de la santé publique. À l’inverse, comme ils et elles l’expliquent : « rather than simply adopting a ‘me-too’ logic for bisexuals and HIV prevention, our work suggests, more broadly, the importance of rethinking the current framework (population health) for understanding and organizing our response to this epidemic » (p.143). À partir de leurs regards singuliers et impliqués, les auteur-e-s cherchent à interroger la rigidité des catégories scientifiques… pour proposer des modèles d’action plus en phase avec les expériences des premièr-e-s concerné-e-s. Il s’agit alors d’un plaidoyer pour des approches de prévention plus inclusives de la diversité des parcours, des pratiques et des positionnements identitaires

Deux points de critiques, pour conclure. Le premier concerne la méthodologie de la recherche. Signé par 9 co-auteur-e-s, l’ouvrage est indéniablement le produit d’un travail collectif. On aimerait finalement en apprendre plus sur ce processus d’élaboration et d’écriture original en sciences sociales… et le lecteur reste sur sa faim ! Le second relève d’une interrogation bibliographique. Si les références sont nombreuses et reflètent le bilinguisme (français/anglais) de l’équipe de recherche, il est surprenant de ne pas y trouver l’ouvrage de C. Deschamps « Le miroir bisexuel » (2), qui constitue pourtant un ouvrage important dans le champ. »

Notes

(1) Marcel Calvez, « Pour une approche constructiviste des risques de santé. De quelques leçons des recherches sur la prévention du sida », In : Carricaburu D., Castra M., Cohen P..(dir.), Risques et pratiques médicales, éditions de l’EHESP, 2010, p. 215-226.

(2) Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Éditions Balland, 2002