La prévention du VIH, un enjeu de libre-choix ? Alors que les moyens disponibles pour réduire les risques se diversifient (traitements, dépistages, approches comportementales, etc.), la question de la combinaison des outils s’est imposée au centre des débats, en particulier dans la communauté gaie. Dans les débats récents sur la Prophylaxie Pré-Exposition (PPrE), un point de vue intéressant se fait entendre : il faut laisser le choix aux gais. Mais qui dit « libre-choix » implique de se poser la question des conditions sociales et politiques du choix… C’est là que les choses se compliquent.

Autour de la Prophylaxie Pré-Exposition (PPrE), on a assisté à une prolifération de discours sur la prévention et le risque, relayés notamment sur les réseaux sociaux ces derniers mois. Entendons-nous : une prolifération au sens où les discours (pour ou contre la PPrE, d’ailleurs), souvent à la première personne, se sont multipliés, ici, et ailleurs. Mais en terme de portée des arguments et des discussions, on reste dans un cercle relativement restreint, à quelques exceptions près. Un débat d’initiés, en clair.

L’impossible consensus

Cela faisait longtemps, depuis les différents rebondissements des débats autour du bareback de la décennie 2000, que la prévention gaie n’avait pas fait couler autant d’encre et de salive ! D’ailleurs sur le fond, si l’on écarte les enjeux spécifiques de la PPrE (le bras placebo des essais, l’efficacité, etc.), les principales lignes de clivage sont assez attendues. D’un côté, les tenants d’une approche de la prévention centrée avant tout autour du préservatif, se revendiquant d’une conception de la responsabilité issue de la mobilisation historique des gais face au sida. De l’autre, pour faire schématique les défenseurs de la réduction des risques sexuels (RdRs). Les positions ne sont cependant pas homogènes entre elles. Par exemple, la question du placebo dans IPERGAY oppose entre eux des partisans de la RdRs. Ou encore, parmi les anti-PPrE, on trouve des adeptes du « slut-shaming » et des positions plus nuancées.

Mais le clivage principal pourrait être formuler à travers une question : les approches de RdRs sont-elles un moyen efficace et éthique de réduire l’incidence du VIH chez les gais ? Gageons que le consensus sur le sujet va rester difficile à établir…

  • Est-ce souhaitable d’ailleurs ? Car les tensions morales et politiques autour de la définition du risque sanitaire n’ont rien de spécifique aux gais, ni au sida : elles font partie du débat public de nos sociétés.
  • Et est-ce possible finalement ? Comme je l’ai montré dans mes recherches, les désaccords autour de la prévention mettent fondamentalement en jeu des conceptions différentes et conflictuelles de la responsabilité préventive et de ce qu’est (ou devrait être) la communauté gaie. Et sur ce point le consensus sera sans nul doute très difficile à trouver !

Contextes de la PPrE

Mais revenons à la PPrE. Historiquement, au Québec, la controverse prévention/RdRs n’a pas vraiment pris corps dans des débats publics dans les mêmes termes qu’en France. Et dans le débat actuel, la ligne de clivage explicitée se situe surtout entre les partisans de l’accès immédiat à la PPrE « continue » et les partisans de l’essai IPERGAY. Pour les premiers, la PPrE a fait ses preuves, et le Truvada doit être rendu accessible comme outil de prévention. Les autres, qu’ils soient favorable ou non à la PPrE comme outil, estiment que cette approche mérite encore d’être mis à l’essai dans sa version « intermittente ».

Un débat qu’on retrouve d’ailleurs en France, à la différence près qu’à Montréal, la PPrE continue est déjà accessible auprès de certains médecins. Pour être complet, il existe aussi dans le milieu sida au Québec des positions hostiles à la médicalisation de la prévention et à la RdRs. Des positions hétérogènes, souvent critiques du pouvoir médical et/ou de la dégradation de la solidarité communautaire. Des positions qu’on n’entend pas dans l’espace public, mais qui constituent peut-être une majorité silencieuse non organisée…? Difficile d’en évaluer l’influence, du coup.

La rhétorique du choix

L’un des éléments nouveau dans ces débats, c’est la place croissante d’une rhétorique du « choix » dans les arguments de certains des défenseurs d’un accès « libre et immédiat » à la PPrE. On pourra m’opposer que c’est prendre la discussion par le petit bout de la lorgnette, car 1) ce débat concerne un cercle d’initiés (bis) et 2) la question du « libre-choix » correspond à une manière minoritaire de poser le problème. Je pense pourtant que la discussion mérite d’être menée, car elle participe du débat démocratique indispensable sur ces enjeux de santé publique.

Pour être plus précis, l’idée d’écrire ce billet m’est venue à la suite de la lecture d’un texte du groupe Warning-Montréal sur le counselling associé au dépistage rapide chez les gais. Mais j’avais déjà commencé à y réfléchir il y a quelques temps, en lisant un article sur les auto-tests, le texte du groupe PolitiQ sur la PPrE, ou les propos de deux militants de AIDES.

Dans l’article sur le counselling, le rédacteur du texte (PCD) rend compte d’une enquête récente. Je précise que le counselling, c’est une démarche d’accompagnement et de dialogue entre un intervenant et un usager (on dit souvent « client », ici). Sa durée peut varier selon les techniques et évidemment selon ce que la personne a à dire. Le counselling pré et post-test est considéré comme un standard de base du dépistage du VIH, quel que soit le résultat du test. Dans l’étude en question, l’entretien dure en moyenne 28 minutes. Il ressort donc de l’étude, dans les grandes lignes, que le counselling associé au dépistage rapide ne constitue pas une plus-value par rapport à une simple information de quelques minutes sur le test. Autrement dit, le nombre d’infection par une ITSS dans les 6 mois suivant l’entretien n’était pas différent selon qu’on avait été « conseillé » ou pas. Les auteurs de l’étude ont également mené une étude sur les coûts des deux types d’interventions (sans surprise, le counselling coute « cher »).

Pour PCD, deux pistes de discussion de dégagent de ces résultats :

  • Reconsidérer les interventions et les services offerts aux gais.
  • Revisiter les idéologies de la prévention.

Les résultats de l’étude sont intéressants, car on n’a peu de données quantifiées sur les interventions socio-comportementales de prévention. Je reste plus sceptique que PCD sur les conclusions à en tirer.

Quel counselling ?

D’abord parce qu’il est discutable de prendre pour indicateur principal le nombre d’infections par une ITSS. Cela relève d’une vision bien étroite de l’intervention préventive ! En tant que militant/intervenant, mener un entretien, c’est d’abord adopter un (sain) principe de modestie : ces quelques dizaines de minutes en vont pas « sauver » la personne, ni l’empêcher de s’infecter le lendemain, 10 jours après ou 10 ans plus tard. À vrai dire, l’intérêt central du counselling, c’est d’offrir à une ou des personnes un espace de réflexivité sur leurs pratiques sexuelles et leurs relations. Ensuite, les gens en question s’en saisissent ou pas, et ce qu’elles en retirent leur appartient. Dans une optique d’émancipation, l’entretien préventif vise d’abord à faciliter la conscientisation du/des risques (et pas que pour le VIH !), et à aider éventuellement les personnes à clarifier leurs choix en matière de santé/de prévention. Mais ces objectifs là sont à mon avis difficilement évaluables, surtout en 6 mois…

On sait très bien, cependant, que la gamme des postures des intervenant-e-s lors des entretiens est large : de l’écoute active au jugement moral, de la compréhension à la prescription (et parfois tout en même temps). On sait aussi que l’optique émancipatrice dans le counselling n’est pas forcément majoritaire dans les services de dépistage. Cette inégale qualité contribue encore malheureusement à freiner pas mal de gens qui souhaite se faire dépister, mais qui préfèrent éviter la leçon de morale ! Mais plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, on pourrait s’inspirer des meilleurs pratiques (souvent issues du mouvement féministe) et construire un rapport de force communautaire pour améliorer qualitativement et quantitativement l’offre de counselling en prévention. Et cette amélioration passe aussi par le fait d’admettre que parfois, le counselling n’est pas nécessaire pour tous, tout le temps, comme dans le cas du dépistage rapide. Parler d’émancipation prend tout son sens dans ce cadre là !

PCD en profite par ailleurs pour avancer une critique de l’essai IPERGAY : en effet, si le counselling ne parvient pas à prouver sa supériorité, ne peut-on pas considérer que les participants de l’essai dans le bras placebo sont laissés sans protection ? Cet argument me parait de mauvaise foi. Dans le cas de l’essai, le counselling et les différents services proposés visent aussi (et surtout) à soutenir les participants dans leur stratégies de prise du traitement/placebo. Grâce aux données de sciences sociales, on verra avec le recul comment les participants se sont emparés (ou pas) du counselling et quelles stratégies ils ont éventuellement mis en place pour écourter les entretiens, éviter certains sujets, etc.

Pour reprendre l’exemple de la santé des femmes, avancé par l’auteur, plusieurs décennies après l’accès libre à la contraception… les femmes qui prennent la pilule bénéficient toujours d’un accompagnement et d’un suivi (et pas seulement celles qui débutent) ! Ce qui manque sans doute, chez les femmes et chez les gais, ce sont des espaces « profanes » de discussion et d’échange sur ces sujets. Encore qu’internet permet beaucoup de choses. Bref, tout ça pour dire que l’enjeu ne me parait pas être pour ou contre l’accompagnement préventif (dans IPERGAY comme ailleurs), mais plutôt de savoir de quel type d’accompagnement nous avons besoin.

Les conditions sociales de la prévention

Mon second point concerne la critique des idéologies de la prévention. Pour PCD : « Chaque personne devrait avoir le choix parmi toutes les stratégies disponibles, sans injonction ni obligation. » Comment ne pas être d’accord ?

Comme beaucoup d’acteurs de la lutte contre le VIH, j’adhère pleinement à l’idée qu’augmenter l’autonomie des personnes séroconcernées est un principe d’action fondamental. Cela passe par la remise en cause de l’inégalité structurelle entre médecins et patients et par l’accès à l’information la plus complète sur les traitements et les risques. Mais cela implique aussi une philosophie de la confiance : confiance dans la capacité des personnes à faire des choix profitables à leur santé, dans leur capacité à effectuer des arbitrages éthiques face au risque, etc. Ce qui sous-tend cette approche, dans la lutte contre le sida, c’est une vision de l’empowerment individuel et collectif, historiquement constituée à travers des groupes comme les différents Act Up, AIDES, le TRT5 et d’autres.

Au-delà de cet article, la question est plus générale. Dans la prévention du sida chez les gais, l’analyse des conditions de la prévention me parait être problématique depuis longtemps. En France, par exemple, mises à part les préoccupations sur les marges « identitaires » de la communauté (les bi-e-s, les personnes racisées, les jeunes, etc.), les questions sociales et culturelles restent le plus souvent éludées dans les débats sur les prises de risque. Comme si (pour forcer le trait) à l’exception des marges, la communauté constituait un espace homogène, sans classe ni sans rapports de pouvoir. Un exemple ?

Dans les prises de position autour de la PPrE, je reste quand même surpris par l’homogénéité sociologiques des personnes qui prennent la parole pour parler de leur expérience : des hommes gais, cisgenres, blancs pour la majorité, de classe moyenne, dont l’âge se situe entre 30 et 50 ans. Vous me direz : peut-être parce qu’ils sont la cible principale de la PPrE ? Pas certain. Par contre ce qui est sûr, c’est que ces hommes sont au cœur des réseaux d’information sur le VIH et les innovations préventives. Est-ce que cela délégitime leurs points de vue ? Certainement pas, car il reflète une partie des réalités vécues dans les communautés gaies. Par contre, cela conduit à s’interroger sur l’opinion de ceux qui ne s’expriment pas sur le sujet : les personnes racisées, les gars trans, les moins de 25 ans, les hommes des classes populaires… et ceux des classes « supérieures », etc.

On peut faire l’hypothèse que parmi ces individus nombreux sont ceux qui n’ont pas les ressources pour dépasser la stigmatisation qui pèse sur les pratiques sans préservatif. On n’est pas tous égaux face à la honte, surtout quand elle s’exprime au sein de sa propre communauté. On peut aussi imaginer que parmi eux beaucoup n’ont pas nécessairement les outils pour établir des relations plus égalitaires avec leurs médecins. C’est l’un des points que je trouve problématique dans le texte de PolitiQ, d’ailleurs, lorsqu’il suggère aux gais… de demander la PPrE continue à leurs médecins ! Très bien, mais sommes-nous tous aussi à l’aise pour négocier face au monde médical ?

La prévention du sida, ses discours et ses débats, sont historiquement le miroir des conditions de vie de certains secteurs de la communauté. Ceux qui ont accès à la parole publique, certes. Mais aussi ceux qui ont déjà effectué le travail de conscientisation et d’affirmation de leur pratiques et de leurs besoins de santé. Où en sont les autres ? Cette question mérite à mon avis qu’on s’y arrête collectivement, même si cela prend du temps. Sans cela, je trouve que la revendication d’élargir « les choix préventifs » ou de donner « accès à l’information » sonne parfois un peu abstraite et a-critique. La connaissance est-elle une condition suffisante pour l’action ?

La réduction des risques, compatible avec le libéralisme ?

La conclusion de l’article de Warning est teinté de références foucaldiennes qui me semblent intéressantes pour engager les débats communautaires nécessaires autour des évolutions de la prévention du sida. Je reste néanmoins toujours dubitatif sur la rhétorique du « libre-choix », qui s’oppose dans le texte (comme dans celui-ci) à une logique coercitive de la santé publique. Disons que j’ai un désaccord de fond sur le diagnostic posé. Car cela fait longtemps que la santé publique a développé un discours (plus) libéral dans le domaine de la prévention. En France, Luc Berlivet a bien montré cette évolution progressive, dans les années 1970, avec l’arrivée dans la santé publique de professionnels de la santé formés dans le giron de la santé communautaire (1). Dès ce moment, la prévention a commencé à être envisagée comme un dispositif d’auto-contrôle, plutôt que comme un dispositif de contrainte. La montée en puissance des discours de la responsabilité individuelle dans le domaine de la santé (avec son pendant judiciaire) l’illustre bien.

Dès lors, le libre-choix et l’autonomie des individus défendu par l’auteur ne pourrait-il pas être envisagé comme l’un des effets idéologiques de ces évolutions de la santé publique ? En d’autres termes, la RdRs et ses développements peuvent (aussi, mais pas uniquement, loin de là) être des instruments d’une gestion néo-libérale de la santé, autour de laquelle se retrouve un certain nombre médecins et acteurs de santé publique. Du moins, sous couverts de donner le « choix » aux individus, ces approches sont-elles en partie compatibles avec le système socio-économique actuel. Et dans le cas du VIH/sida, on ne peut éviter de relier ces évolutions à des processus structurels de marchandisation de la prévention, et de judiciarisation de la transmission (« si tu es autonome, tu en assumes les conséquences », en quelque sorte).

Marie-Hélène Bacqué et Caroline Biewener ont bien montré dans leur livre passionnant sur l’empowerment (2) à quel point ce terme fait l’objet d’usages contradictoires, et souvent libéralo-compatibles. Un point de vue éclairant pour la prévention du sida. Dès lors, le discours de l’individu « acteur de sa propre santé » peut (aussi, mais pas seulement) participer d’un libéralisme pur sucre, bien loin de l’approche communautaire. Un examen des usages du terme empowerment dans le monde du sida reste d’ailleurs à mener !

Rhétorique du choix, pratiques de l’émancipation

Cela nous condamne-t-il à l’inaction ? Je ne crois pas. C’est justement ce pour quoi je suis en désaccord avec PCD lorsqu’il met à l’index le counselling — qu’il voit comme une approche intrusive et objectivante. Il me semble justement que des pistes de réflexion et d’action fructueuses résident justement dans les pratiques quotidiennes et silencieuses de résistance au pouvoir, pour reprendre le fil de la pensée foucaldienne. Il serait par exemple très intéressant de mieux documenter la manière dont les gais circulent (ou pas) entre les différents services qui leurs sont offerts et les usages stratégiques qu’ils en font. Tout en restant conscients que l’organisation même de ces services laissent nombre d’entre eux sur le bord de la route.De ce fait, on peut questionner utilement les injonctions à l’autonomie et à la responsabilité individuelles qui structurent, de plus en plus, le logiciel de la santé publique.

Cela implique donc de continuer à imaginer une approche de la santé gaie (et LGBT) fondée sur des stratégies collective et des rapports de force communautaires, pour mieux discuter d’égal à égal avec la santé publique et le monde médical. C’est à mon sens une (des) condition(s) pour la mise en œuvre efficace des auto-tests et de nouveaux outils de prévention.

La critique du néo-libéralisme et du biopouvoir gagne à se nourrir d’une analyse des rapports sociaux et des conditions de l’autonomie individuelle. Elle nécessite donc une attention réflexive (mais bienveillante) pour nos implicites normatifs en tant qu’acteurs de la lutte contre le sida, hommes blancs cisgenres de la classe moyenne. Car, encore une fois, ce qui est en jeu ce n’est pas la légitimité de ces normes, mais l’idée qu’elles correspondent aux attentes/aspirations de l’ensemble des gais. Dans ce cadre, oui, créons des alliances avec les féministes dans le champ de la santé, car elles nous ont précédé de longue date dans la réflexion sur les conditions de l’autonomie et sur les pratiques de l’émancipation.

Références

(1) Berlivet L., « Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévention », dans Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, pp. 37-75

(2) Bacqué MH. et Biewener C., L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, Éditions La Découverte, 2013